Jamais dans l’histoire moderne les conseils d’administration n’auront été aussi directement interpellés par une technologie. L’intelligence artificielle ne bouleverse pas uniquement les opérations ou les produits. Elle déplace les lignes de force de la gouvernance elle-même. Et face à cette mutation systémique, une question devient urgente : les conseils sont-ils prêts à exercer leur rôle dans un monde piloté par l’algorithme ?

Un nouveau champ d’intervention stratégique

Depuis deux décennies, les conseils ont intégré la cybersécurité, les enjeux ESG, la diversité, ou la compliance. L’intelligence artificielle représente une rupture d’une autre nature. Car elle ne modifie pas seulement ce que fait l’entreprise. Elle modifie comment elle pense, décide et arbitre.

L’IA transforme les modèles économiques, les pratiques RH, les chaînes de valeur et même le rapport à l’intuition. Elle génère de la vitesse, mais aussi de l’opacité. Elle offre des gains de performance, mais introduit de nouveaux risques : biais systémiques, opacité décisionnelle, dépendance technologique. Et les régulateurs, en Europe comme en Suisse, ne tarderont pas à encadrer l’usage de ces technologies à fort impact.

Le conseil n’est plus un garant extérieur. Il devient un acteur critique.

Plusieurs signaux convergent : les entreprises les plus avancées ont déjà inscrit l’IA à l’ordre du jour de leurs conseils. Les plus performantes créent des comités technologiques, mandatent des audits algorithmiques indépendants, et exigent une traçabilité complète des cas d’usage IA. Mais la majorité reste passive.

Ce silence stratégique pourrait coûter cher. Un cas récent d’une entreprise étrangère, mis en procédure d’insolvabilité après un scandale de gouvernance impliquant l’usage de données publiques, en est un avertissement. L’enjeu n’est plus de savoir si l’IA aura un impact, mais si l’entreprise est gouvernée de manière à en tirer parti sans dérive.

Trois leviers pour un conseil à la hauteur

1. Anticiper les ruptures métiers

Le conseil doit intégrer dans son rôle de supervision une compréhension minimale mais lucide des transformations liées à l’IA : automatisation, changement des compétences clés, redéfinition de la chaîne de valeur. Il ne s’agit pas de coder, mais d’interroger avec rigueur les orientations proposées par la direction.

2. Exiger une IA responsable

La conformité aux normes (AI Act, nLPD, RGPD) n’est qu’un seuil minimal en fonction des pays où l’entreprise a des activités. Le conseil doit s’assurer que l’IA utilisée respecte les principes d’équité, d’explicabilité et de non-discrimination. Cela passe par l’instauration de processus de gouvernance algorithmique : charte IA, comité d’éthique, audits réguliers.

3. Former et diversifier les compétences

L’IA ne s’invite pas dans les comités du conseil. Elle exige leur transformation. Cela implique de recruter des profils familiers avec les technologies critiques, de former les membres en place et de créer des espaces de débat sur les grands choix technologiques de l’entreprise.

Le paradoxe : l’IA comme levier de meilleure gouvernance

Il est temps d’inverser la perspective. L’IA n’est pas seulement un objet à gouverner. Bien utilisée, elle peut devenir un outil de gouvernance augmentée :

  • aide à la décision stratégique (modélisation de scénarios),

  • détection précoce de risques,

  • suivi en temps réel d’indicateurs ESG ou financiers.

Certaines entreprises commencent même à expérimenter des assistants IA de conseil, capables d’agréger les données clés pour nourrir les discussions en séance plénière.

Une bifurcation silencieuse, mais décisive

Dans un monde fragmenté, instable et algorithmique, les conseils qui persisteraient à piloter l’entreprise comme en 2015 risquent l’obsolescence stratégique.

La gouvernance de demain ne sera pas une version numérisée de la gouvernance d’hier. Elle devra être :

  • plus technique,

  • plus agile,

  • plus éthique,

  • plus intégrée.

Les conseils qui comprennent cette transformation et qui agissent en conséquence feront plus que préserver leur légitimité : ils en sortiront renforcés.